Ville de Dinant
FETIS EDOUARD  

Edouard FETIS, Bouvignes, 1812 - Bruxelles, 1909.

 

Il est des artistes morts très jeunes qui ont laissé derrière eux un long sillon de gloire; quelques oeuvres suffirent à la conquérir; mais, justement parce qu'elle fut courte, les regrets de la postérité l'ont faite plus éclatante.  Il en est d'autres, par contre, dont la renommée repose moins sur la qualité de ce qu'ils ont produit que sur les avantages que leur donnèrent de longues années d'expérience et d'activité. Tel fut Édouard Fétis.  Quel que soit l'incontestable mérite de ses écrits, sa personnalité s'illustre surtout de son exceptionnelle longévité.  Il vécut près d'un siècle, sans que l'âge parût affaiblir ses facultés et ralentir son ardeur au travail.  Il semblait avoir échappé à la mort par la grâce persistante d'une éternelle jeunesse, à laquelle venait s'ajouter le charme du caractère le plus accueillant et de l'esprit le plus aimable. La verdeur de sa vieillesse avait mis sur son front blanchi une auréole, faite de respect autant que d'admiration.

Édouard Fétis eut un père célèbre, François-Joseph Fétis.  Son esprit s'imprégna tout naturellement, dès sa plus tendre jeunesse, de l'atmosphère intellectuelle où le destin l'avait placé.  Son père, fixé a Paris pour v continuer ses études musicales, terminées bientôt avec éclat, s'y était marié en 1806; ce mariage lui avait apporté la fortune; mais cinq ans après, des spéculations malheureuses l'ayant ruiné presque totalement, il s'était retiré dans une pittoresque localité des Ardennes, Bouvignes, et y vivait modestement dans le travail et la méditation.  C'est là qu'Édouard naquit, en 1812.  Quelques années plus tard, François Fétis, nommé professeur de composition au Conservatoire de Paris, retournait dans la capitale de la France, avec sa femme et ses enfants, deux fils et une fille.  Et alors commença pour eux la plus heureuse des existences.

 

Édouard Fétis, qui était l'aîné des enfants, suivit à Paris les cours du lycée Bourbon.  Et, en même temps, ses dons naturels s'exaltaient dans la fréquentation du monde intellectuel dont les relations de sa famille lui ménageaient le contact fréquent.  Il grandissait en vrai français de coeur et de caractère, tel qu'il resta pendant toute sa vie.  Sa jeunesse amassait des trésors de souvenirs.  Que de fois il rappela, plus tard, l'honneur qu'il eut un jour d'être passé en revue, comme garde national, par Louis-Philippe !

 

Il avait à peine dix-huit ans qu’il collaborait déjà à la Revue musicale, fondée par son père en 1827, et dont il assuma même à un certain moment la direction.  Il ne semble pas qu'il eût jamais sérieusement pris goût aux études musicales pratiques : l'instinct l'avait fait plutôt musicien de sentiment; sa culture précoce le portait vers l'histoire et la critique de l'art.  Il avait d'ailleurs auprès de lui un maître précieux et admirable. Historien savant et lettré, polémiste, théoricien, François Fétis n'avait pas eu de peine à former son fils à son image, tout au moins comme écrivain, puisque la Muse de la composition ne l'avait pu séduire.  Et il n'est pas moins naturel que ce fils épousât les idées de son père, à ce point qu'elles restèrent gravées dans son cerveau jusqu'à sa mort.  François Fétis était né dans un temps où l'art musical passait par  la première des grandes crises dont il souffrit pendant le cours du XIXe siècle.  Beethoven, en créant ses géniales symphonies, ouvrait à la musique des horizons nouveaux; Fétis se garda bien d'y rester insensible, quoique certaines audaces tout de même le déconcertassent.  Mais, le théâtre restant fidèle à l'esthétique consacrée, il respectait dans ses oeuvres dramatiques, les traditions avec un dévouement qui, à cette époque même, semblait déjà quelque peu suranné.  C'est ainsi qu'une de ses partitions, La Vieille, faisait dire à des critiques malicieux : « On a représenté hier la Vieille musique de M. Fétis »,  en négligeant la virgule avant le mot « musique ». Lorsque, quarante ans plus tard, surgirent les premiers drames wagnériens, François Fétis n'avait pas beaucoup changé d'esthétique; et son fils eut quelque peine à en adopter une autre.  Bien rares sont les vieillards doués d'une sensibilité assez vive pour assouplir leur jugement selon le jeu d'évolutions auxquelles ils étaient insuffisamment préparés.

 

En 1833, la famille quitte Paris et s'installe à Bruxelles, où François Fétis venait d'être appelé pour y diriger le Conservatoire Édouard Fétis avait vingt et un ans.  Sous l'égide paternelle, il n'aura pas de peine à trouver une position.  Ses premières armes à Paris, comme critique musical, non moins que l'autorité de son père, lui ouvriront toutes les portes.  Il ne connaîtra pas l'amertume des sollicitations, des vaines démarches, des attentes cruelles, par où passent tant de débutants en quête d'un emploi lucratif et honorable.  Plein d'ardeur et d'impatience, il n'aspire qu'au travail; il se passionne pour l'art sous toutes ses formes , car il ne s'intéresse pas uniquement à la musique; il s'est initié aussi, de très bonne heure, aux arts plastiques; il a des connaissances de tout; une fièvre d'étude le dévore.  Un jeune homme aussi bien doué, que protège et qu'encourage un père aussi influent et aussi admiré, ne doit guère rencontrer d'obstacles.  On sera fier de lui faire place.  Et voici, en effet, que trois ans après son arrivée en Belgique, dès 1836, le premier journal de Bruxelles, l'Indépendant, qui plus tard s'appellera l'Indépendance belge, lui offre le sceptre de la critique musicale et artistique.  Il le gardera jusqu'à son dernier jour.

 

Mais cela ne saurait suffire cependant à sa légitime ambition.  La chance, encore une fois, le guettait... La bibliothèque royale est créée l'année suivante : il y entre comme conservateur.  Et voilà, tout de suite, et sans grands efforts, son but atteint et ses rêves réalisés.

 

Nous n'avons pas à chercher plus loin quel fut le champ d'action d'Édouard Fétis durant sa longue carrière.  La Bibliothèque royale et le feuilleton de l'Indépendance belge absorbèrent, seuls, son activité, avec l'Académie, où il entra presque en mérite temps que son père.  Celui-ci avait été choisi parmi les premiers membres de la Classe des beaux-arts, créée en 1845; et c'est dès 1847, dans la seconde série d'élus, qu'Édouard Fétis y fut admis également.  L'exemple est certainement unique dans l'histoire des Académies.

 

La vie intime de Fétis fut, à certaines heures, moins heureuse que sa vie intellectuelle.  La joie et la douleur visitèrent tour à tour cet homme, à qui tout semblait sourire.  Il avait épousé la fille du général Schlim, de laquelle il avait eu un fils, Charles, qui fonda et rédigea pendant de longues années la Gazette, avec Georges Vautier et Achille Renson, et une fille, mariée à un Parisien.  Malheureusement, il dut s'en séparer, après des incidents regrettables qui défrayèrent la curiosité publique et le firent beaucoup souffrir.  Ce fut une période pénible et cruelle.  Mais le travail le consola de ses chagrins domestiques, et bientôt plus rien ne vint troubler la paix de son esprit.  Jusqu'à la fin il conserva, fidèle et respectueux, l'affection de son fils Charles.  Celui-ci était resté célibataire, lorsque, vers la cinquantaine, las de la solitude où le renfermait son caractère timide et un peu sauvage, il épousa sa tante, la fille de François-Joseph Fétis, Mme Ganneron, qui était devenue veuve.  Ce couple, en apparence très disparate, fut si étroitement uni que, Mme Charles Fétis étant morte, son mari ne put lui survivre et se suicida.

 

La Bibliothèque royale fut vraiment la bibliothèque même d'Édouard Fétis.  Chez lui, il n'avait guère de livres, mais des tableaux, des tableaux de vieux maîtres, qu'il avait achetés dans les ventes ou chez les brocanteurs, et dont il s'attachait à déterminer l'origine, parfois illustre.  Il y travaillait rarement.  Du matin jusqu'au soir, il était à son poste, dans la grande salle de lecture, écrivant, lisant, étudiant l'histoire du passé et se plaisant à lui arracher ses secrets; d'incomparables trésors étaient à sa disposition, et il y puisait avec allégresse, ce qui ne l'empêchait pas de trouver le temps de se montrer serviable envers ceux que l'étude amenait là, d'éclairer leurs recherches et de les guider.  Son obligeance était sans bornes, comme sa politesse, toujours exquise et de formes charmantes, allant jusqu'à des attentions et des précautions qui feraient sourire aujourd'hui dans notre vie bousculée et américanisée.

 

Il gravit ainsi, peu à peu, les degrés de la hiérarchie.  Et quand Alvin mourut, en 1887, ce fut naturellement lui qui lui succéda comme conservateur en chef.

 

Les années s'écoulèrent... Fétis , parvenu à une extrême vieillesse, ne songeait point à faire la retraite ; le temps n'ayant aucune action sur lui, il paraissait immuable... Et, bien qu'il eût depuis longtemps dépassé l'âge où les fonctionnaires obtiennent leur pension, personne ne se serait permis de la lui donner.  De hautes influences le protégeaient... Un jour cependant, - c'était en 1901, - le Ministre de l’Intérieur  De Trooz fit appeler Henri Hymans qui était à la tête du cabinet d'estampes, et lui appris sa nomination de conservateur en chef de la Bibliothèque royale en remplacement d'Édouard Fétis... Henri Hymans se récria, et refusa; pour rien au monde il ne supplanterait son vénérable confrère et ami; et, d'ailleurs, il aspirait au repos; le poste qu'on lui offrait était une lourde charge et contrarierait ses plus chers projets... Le, ministre répondit en montrant à Hymans l'arrêté de nomination signé par le Roi.  Il fallut bien se résigner.  Alors Hvmans alla trouver Fétis :

 

- Je ne vous plains pas, lui dit-il, je vous félicite; c'est moi qui suis à plaindre.

 Pourtant, Fétis était inquiet.

 - Je n'ai pas de livres chez moi, gémit-il ; que vais-je faire désormais pour travailler ?

 -Qu'à cela ne tienne, répondit Hymans; rien ne sera changé : vous aurez à la Bibliothèque votre bureau, comme par le passé, et quand il vous faudra des livres, vous les ferez chercher par les huissiers.

 Ainsi fut fait.  Tous les jours, Fétis arrivait à la Bibliothèque et y passait la journée à écrire et à lire.  Que de fois il a dit à son ancien collègue :

 - Je suis si heureux ici !

 Il ne quittait jamais Bruxelles.  Un jour, il avait assisté à un accident de chemin de fer, et n'y avait lui-même échappé que par miracle.  Il jura qu'il ne voyagerait plus, et il tint parole.

 Il mourut en plein bonheur... Un jour qu'il sortait de son bureau pour se rendre à une séance de la Commission du Musée, il fut pris d'un éblouissement et tomba; il se blessa dans sa chute; une congestion s'ensuivit... Quelques jours après, il s'éteignait doucement.

 Par testament, il avait nommé Henri Hymans son exécuteur testamentaire.  Celui-ci rédigea lui-même le catalogue de sa vente.

 De la production littéraire d'Édouard Fétis, il convient de faire deux parts : ses travaux académiques et sa collaboration à l'Indépendance belge.  L'une et l'autre occupèrent toute son existence.

 Académicien à trente-cinq ans, il serait injuste de prétendre qu'il dut son élection uniquement à la protection paternelle et au prestige de son nom.  Depuis son arrivée en Belgique, il avait donné des preuves nombreuses de son savoir; il travaillait avec son père à la Biographie des Musiciens, après avoir collaboré avec lui, quand il était à Paris, à la Revue musicale.  Mais ses articles de l’Indépendance belge avaient surtout contribué à le faire connaître.  A cette époque de fièvre patriotique, les réputations étaient rapides, et l'on savait rendre justice aux jeunes talents.

 Comme don de joyeuse entrée à I'Académie, Édouard Fétis apportait deux ouvrages, fraîchement sortis de presse : Les Splendeurs de l'art en Belgique, ornées d'une triple signature : la sienne, celle de l'historien Moke et celle du poète Van Hasselt, et Les Musiciens belges, signés de lui seul.  Le premier de ces livres était une description imagée et vivante, à la portée du grand publie, de tout ce que notre pays possède de curiosités et de trésors artistiques; elle s'accordait harmonieusement avec l'exaltation nationaliste dont la liberté récemment conquise enflammait tous les coeurs; c'était un hommage bien mérité à la plus belle des patries.  L'autre livre, Les Musiciens belges, en deux tomes, est plus important, en ce sens qu'il constitue le premier manuel qui ait été écrit sur ce sujet.  Dans une forme sans pédanterie, claire et souriante, qui fut toujours celle d'Édouard Fétis, l'auteur raconte la naissance et le développement de l'art musical en Belgique, résume ce que l'on savait en 1845 sur les différentes expressions de cet art et sur les artistes qui l'ont illustré.  Le récit est attachant, rempli d'anecdotes qui en corsent l'intérêt et ordonné avec une méthode et un goût parfaits.  Certes, ce n'est pas un livre de science, cherchant à résoudre les questions restées obscures; et l'on se tromperait si l'on croyait y trouver une documentation complète ou des vues nouvelles.  Mais, comme oeuvre de vulgarisation, il a rendu assurément les plus réels services.  Certains chapitres sont particulièrement heureux : celui qui traite de Grétry, entre tous.  L'ouvrage s'arrête à Gossec, laissant aux « futurs écrivains » le soin de juger avec impartialité, dit l'auteur, les compositeurs de l'école moderne.

 A peine entré à l'Académie, Fétis y déploie un zèle inlassable. « Rappeler le rôle qu'il y joua, disait Henri Hymans en annonçant sa mort à ses confrères de la Classe des beaux-arts, serait retracer un chapitre entier de l'histoire de la Compagnie, remonter à l'origine de la Classe des beaux-arts, créée en 1845.  Sans doute, l'immortalité est assurée à son nom, illustré déjà par son père. «  On ne meurt plus à mon âge », aurait dit Fétis.  Et vraiment, ceux qui l'atteignent sont morts par avance.  Lui, cependant, donnait un démenti à la règle, et jusqu'à son dernier jour, en quelque sorte, il lui fut donné de poursuivre ses travaux.  Rares furent les séances où resta vide le siège qu'il occupait dans le voisinage de Gevaert et de Tardieu, formant trait d'union entre les critiques et les musiciens professionnels représentés parmi nous. »

 Il n'est presque pas de sujets auxquels Fétis n'ait touché, sous formé de rapports, de notes ou de mémoires.  Son éclectisme, ses connaissances multiples, dans les arts plastiques comme dans l'art musical, le désignaient pour prendre part au jugement des concours et donner son avis dans la plupart des questions à l'ordre du jour.  C'est là principalement qu'il nous révélera ses idées personnelles et que nous aurons intérêt à les connaître.  Un critique, si impartial qu'il veuille être, ne saurait renoncer à mettre quelque passion dans ses jugements; un critique est un peu un apôtre, l'apôtre des doctrines qu'il aime et rêve de voir triompher, l'apôtre de ce qu'il croit sincèrement être la vérité et la beauté; s'il ne les défendait pas, il n'aurait aucune raison d'être, et il ne nous servirait à rien de l'écouter.

 Les idées personnelles d'Édouard Fétis, nous les trouvons surtout dans un mémoire qu'il communiqua à la classe des beaux-arts en 1872 : L'Art dans la Société et dans l'État, ainsi que dans les cinq discours qu'il prononça en séance publique, comme directeur de la Classe, en 1863, en 1872, en 1883, en 1892 et en 1901.

 L'Art dans la Société et dans l'État est un panégyrique de l'art, de son origine quasi divine, de son universalité, de son rôle moral et social, de sa puissance et de sa supériorité sur toutes les autres manifestations de l'esprit humain.  L'auteur n'a pu échapper, cela va sans dire, aux lieux communs auxquels sa thèse l'exposait; et quelques-unes de ses théories paraîtraient aujourd'hui assez défraîchies.  Il estime que l'existence de l'art, « hymne éternel du Créateur », chez les peuples les plus anciens, prouve à l'évidence un principe d'organisation particulier à l'homme, et, conséquemment, l'erreur des matérialistes, qui attribuent à ce dernier une descendance animale.  Il n'a pas de peine, d'autre part, à démontrer que l'art est le véritable « miroir des nations » et que c'est dans les oeuvres de leurs artistes qu'il faut étudier l'histoire.  Trente ans plus tard, un critique français, M. Robert de La Sizeranne, écrira là-dessus un livre éloquent, Le Miroir de la Vie. La supériorité de l'art sur l'industrie inspire aussi à Fétis des pages chaleureuses, dans lesquelles les économistes sont assez malmenés. Mais ce mémoire est, dans certaines de ses parties, mieux qu'un banal panégyrique; il développe des idées généreuses et justes, qui étaient alors en discussion, et les défend avec ardeur.  C'est ainsi qu'il réclame pour l'art la protection intelligente de l'État, sans qu'elle puisse nuire en rien à sa liberté.  Il définit aussi très exactement ce qu'on doit entendre par l'art populaire, dont on parlait beaucoup à cette époque, et ce qu'il faut souhaiter qu'il soit, très peu différent de l'art tout court.  Fétis se déclare partisan de la création d'un art public, sur de larges et solides bases.  Il va même jusqu'à demander pour le peuple, admis aux jouissances esthétiques, un régime qui lui eût valu aujourd'hui les applaudissements des plus fougueux socialistes : « Il est hors de doute, écrit-il, qu'il se fait un travail de transformation sociale... Que faudra-t-il pour obtenir un résultat qui doit être dans les voeux de tous?  Il faudra exiger moins de travail matériel des ouvriers et s'arranger de manière à leur laisser quelques loisirs pour la culture intellectuelle. » Un long chapitre est consacré à déplorer la décadence de l'art et à en déterminer les causes.  Parmi celles-ci, l'auteur signale l'état des moeurs, la politique, l'insuffisance de l'enseignement artistique et la faiblesse des études, la multiplicité des expositions et l'action néfaste des marchands.  Enfin, Fétis s'élève vivement contre les abus de l'esprit administratif, qui pèse sur l'indépendance des artistes, et termine par un parallèle décourageant entre la façon dont jadis les princes et les rois traitaient les peintres et les sculpteurs et celle dont on les traite aujourd'hui dans nos États libres et démocratiques.  Assurément, si Fétis avait écrit son mémoire cinquante ans plus tard, il eût été beaucoup plus sévère encore; il aurait fait, j'imagine, sur la décadence des arts, le niveau intellectuel des artistes, la multiplicité des expositions, qui sont devenues de simples salles de vente, et l'abus de l'administration, des réflexions d'un pessimisme infiniment plus appuyé.  Il n'eût pas manqué non plus d'exprimer son étonnement en voyant les honneurs rendus à de vulgaires boxeurs par des populations que laissent, par contre, absolument indifférentes, le génie d'un savant et le talent d'un grand artiste.

 De tout cela résulte, me semble-t-il, cette constatation, que cet esprit modéré, sage, plein de bon sens, tel qu'Édouard Fétis apparaît aux générations qui ont connu sa verte vieillesse, n'était nullement exempt de franche combativité, voire d'audace, dans l'expression de ses idées.  Plus d'un de ses souhaits reste à réaliser; plus d'une de ses critiques est toujours juste et trouve encore son application. Mais il avait le tact de les exprimer avec mesure, dans un langage élégant, vivant et clair, sans emphase, ne se refusant pas çà et là à quelque ironie. Peut-être est-ce ce bon ton qui a paru, aux yeux de quelques-uns, un peu démodé...

 Les cinq discours que Fétis prononça, comme directeur de la Classe, en séance publique, sans avoir l'importance de son mémoire sur L'Art dans la Société et dans l'État, nous font apprécier d'égales qualités de bon sens et de jugement.

 Son premier discours, en 1863, a pour sujet les Concours dits de Rome.  A cette époque déjà, l'institution de ces concours était attaquée : Fétis la défend contre ces attaques ; il en expose les avantages; mais il se garde, bien d'en approuvé l'organisation même et de justifier les vices d'un règlement qui resta, pendant si longtemps, défectueux. Il démontre l'utilité pour les jeunes artistes de voyager, d'étudier la nature et les moeurs, non moins que l'art des pays étrangers, et de visiter non seulement l'Italie, mais aussi les autres pays, au grand profit de leur intelligence et de leur instruction.  On n'a jamais dit mieux, ni contredit ces vérités.  Si, plus lard, on a demandé que les concours de Rome fussent réformés, et si on les a réformés, en effet, cela a été justement pour faire de ces vérités-là une application vraiment sérieuse, dans le sens même où Fétis, an fond, les avait exposées.

 Le discours directorial de 1872 développe un t me que Fétis reprit dans son discours de 1892. Le premier est intitulé : De la part de la nature daris les oeuvres d'art; l'autre : De l'Idéal et du Naturalisme.  Ils reflètent tous les deux les erreurs et les malentendus qu'avait créés, quelques années auparavant, le mouvement réaliste de Courbet et de son école.  L'art de peindre traversait alors une de ses crises les plus aiguës et aussi les plus fécondes en résultats. Mais ces résultats ne pouvaient être acquis qu'après des luttes longues et pénibles.  Les artistes et les critiques, qu'avaient bercés les glorieuses illusions du classicisme et du romantisme, ne pouvaient se décider, de gaieté de coeur, à les renier au profit d'une esthétique si opposée à celle qui avait jusqu'alors guidé leurs efforts.  Cela était d'autant plus malaisé que les apôtres du culte nouveau se montraient, comme tous les révolutionnaires, ou, simplement, comme tous les évolutionnistes, outranciers et intransigeants dans leurs théories plus encore que dans leurs oeuvres.  La Classe des beaux-arts de l'Académie, qui s'honorait de compter parmi ses membres la plupart des défenseurs de l'esthétique traditionnelle, devait, cela va sans dire, s'inquiéter de ce bouleversement et le combattre.  Elle n'y manqua point.  Les questions qu'il soulevait étaient d'ailleurs très dignes d'intérêt et prêtaient à d'âpres débats.  L'Académie n'allait point tarder même à en faire le sujet d'un concours publie, au moment pourtant où déjà les passions s'étaient apaisées.  Mais en attendant, Édouard Fétis, préludant en quelque sorte au rapport qu'il rédigea comme commissaire de ce concours, lança résolument l'alarme, du haut de la tribune académique, dans son discours directorial : De la part de la nature dans les oeuvres d'art.

 Ce titre seul était éloquent : il signifiait que dans les oeuvres d'art la nature ne doit entrer que « pour une part ». Quelle est cette part ?  La plus belle. « L'artiste doit observer, étudier la nature, l'imiter aussi bien qu'il en sera capable, mais non pas reproduire tout ce qui se présente à lui.  Il faut que l'artiste choisisse.. » Et Fétis n'hésitait pas à faire cette déclaration tyrannique : « On parle beaucoup de la nature, mais il faudrait commencer par la définir. L’être difforme qui naît accidentellement, duquel nous détournons la vue et qu'une loi barbare condamnait jadis à la mort chez certains peuples, ce n'est pas la nature.  Le malheureux que notre état de civilisation oblige à s'étioler, à s'abâtardir dans les ateliers de la grande industrie, ce n’est pas la nature ... Le premier homme venu n’est pas l’homme : c’est un homme ».

 En résumé Fétis ne considérait comme étant la « nature » et la « vérité », que les êtres beaux, bien faits, harmonieusement proportionnés ... Et, du même coup, il condamnait les « réalistes », assez audacieux pour avoir peint des ouvriers, des hommes du peuple, des personnages humbles, pas toujours très propres ni très jolis, ainsi qu’avaient fait jadis – l’avait-il oublié – les vieux maîtres flamands et espagnols dans quelques-uns de leurs chefs-d’oeuvre les plus incontestés.

 Il est certain qu’un malentendu dictait cette façon de voir, évidemment réactionnaire, dont le bon sens naturel de Fétis, avec un peu de réflexion, eût fait peut-être lui-même justice. Ce malentendu s’affirme davantage encore dans le discours

 De 1892 : De l’Idéal et du Naturalisme, qui ramène la même thèse que celui de 1872. En vingt ans, Edouard Fétis n’a pas évolué ; il est resté fidèle, obstinément, à ses anciens errements. Qu’entend-il par « idéal » ? « L’idéal pictural ou plastique est simplement un choix parmi les objets qui se rencontrent dans la nature ... » Et, à chaque page, il insiste : « Le principe de l’idéal, c’est-à-dire du choix ... La nécessité du choix s’impose ... C’est à cela que se réduit l’idéal ... ».

 Or, continue-t-il, - c’est là, au fond, qu’il veut en venir – « les réalistes intransigeants n’admettent pas ce travail d’élaboration ... ». Le principe du réalisme est « de proscrire la beauté dans les arts ... » Ils s’en tiennent « à la reproduction servile des objets de la nature ... ». Et Fétis rangeait, parmi les chefs du mouvement réaliste,  Millet, le plus poète des peintres modernes, et Charles De Groux, le plus sentimental !

 Mais il ne pouvait s'empêcher de se contredire : « Tout artiste qui conçoit et exécute une oeuvre fait de l'idéal, soit volontairement, soit involontairement... » Eh bien, alors ?  En quoi un « réaliste » est-il différent d'un classique ou d'un romantique ?  Et comment s'imagine-t-on qu'un artiste, quel qu'il soit, observant la nature, l'admirant, ému par elle, et son âme dirigeant sa main, puisse, même s'il le voulait, la reproduire « servilement » ? Sa copie sera toujours, quoi qu'il fasse, une interprétation.

 Ce que Fétis entend par « le choix qu'un artiste fait dans la nature », c'est, tout simplement, la liberté de l'artiste.  L'artiste choisit forcément, que l'objet de son choix soit beau ou laid ; il le choisit librement; c'est cette liberté, réglant son inspiration, qui constitue vraiment son idéal.  Holbein faisant le portrait d'un affreux bourgeois au nez monstrueux; Vélazquez peignant ses nains et ses fous; d'autres, représentant la misère et le crime, n'ont pas fait autre chose.  Les réalistes les plus intransigeants, comme les appelle Fétis, sont, à leur manière, des idéalistes.

 En ces matières, Fétis était victime des préjugés de son temps, mais plus encore des partis pris et des exagérations qui accompagnent fatalement toutes les évolutions artistiques, chez ceux qui les défendent et chez ceux qui les combattent.  Quelles que fussent la clarté  et la sincérité de son jugement, son éducation, très ancienne, l'avait fait prisonnier de méthodes et de formules trop définies pour qu'il lui fût possible de s'ouvrir à de nouvelles idées, si contraires à celles auxquelles il avait façonné ses goûts depuis longtemps.  Nous le verrons ailleurs, dans ses critiques, à l'Indépendance belge, pareillement dérouté par certaines oeuvres de maîtres modernes et s'en détourner, hésitant et troublé, de très bonne foi.

 Le discours qu'il prononça en 1883 : Sur les expositions, le mettait plus à l'aise.  Il y développait une opinion qu'il avait formulée dans son mémoire sur L'Art dans la Société et dans l'État, à savoir qu'il y a trop d'expositions et que leur multiplicité est plus nuisible qu'heureuse pour le bien de l'art et des artistes.  Il proposait la suppression des médailles et des distinctions, qui, à cette époque, entretenaient la vanité des exposants et donnaient lieu à de regrettables abus.  Son conseil fut suivi; et les artistes purent se féliciter d'une liberté qui les dispensait de devoir trop souvent leurs succès à la camaraderie et au favoritisme.

 Enfin, dans son dernier discours, en 1901, Fétis traita de l'Allégorie.  Au seuil de ses quatre-vingt dix ans, il y évoquait, avec autant d'esprit que d'érudition, les grâces charmantes d'un art auquel il avait dû ses meilleures joies.  C'était, dans sa bouche, comme un suprême hommage rendu à d'immortelles traditions, symbolisant, sous la forme d'emblèmes ingénieux, de jolis travestissements et d'images expressives, les passions, les vertus et les gloires des héros.  On pourrait dire que ce dernier discours fut lui-même le symbole de cette longue carrière de travail, de bonne grâce et d'urbanité.

 L'ouvrage le plus considérable de Fétis, celui auquel il consacra plusieurs années de recherches patientes dans les archives de la Bibliothèque royale, fut son recueil d'études biographiques, historiques et critiques, Les Artistes belges à l'étranger.  Chacune de ces études avait été préalablement l'objet d'une communication à la (Classe des beaux-arts.  Elles sont au nombre de quarante : Jean Wairin, la famille des Sadeler, Georges Hoefnagel, Jean de Stradan, Mathieu et Paul Bril, Gérard de Lairesse, Livin Méhus, Abraham Genoels, Balthazar Gerbier, Juste Susterrnans, François Du Quesnoi, Jean Miel, Jacques Fouquières, Jean Ross, Paul Franchoys, Ambroise Dubois, Barthélemy Spronger, J.-P.-A. Tassaert, François Millet, Gérard Van Opstal, Roelandt Savery, Van der Meulen,  Lucas et Martin Van Valckenborcht, Denis Calvaert, Gérard Edelinck, Philippe Buyster, Philippe et Nicolas Vleugels, Philippe de Champagne, Jean Schorquens, Jean Van Noort, Jacques Denys, Jacques Coelemans, Pierre Van Schuppen, Léonard Thiry, Robert de l,ongé, Pierre Vlerick, Melchior Tavernier, Bertholet Flemalle et Adrien de Weert.  Cette énumération de noms, dont beaucoup étaient alors inconnus, suffit à montrer l'intérêt de ce long travail.  L'idée qui l'avait inspiré était originale et généreuse entre toutes.  L'auteur prit soin de l'expliquer lui-même, en commençant ses études, dans une note lue à l'Académie : Observations sur le but que s'est proposé l'auteur de ce travail et sur le plan quel s'est tracé.

  Les écrivains qui se sont occupés de l'art flamand, dit-il, n'ont guère parlé que de ceux de nos peintres, de nos graveurs de nos architectes qui sont restés attachés au sol natal.  Quant à ceux qui ont porté leurs talents à l'étranger, -- et le nombre en est grand, - ils n'ont obtenu qu'une mention sommaire, lorsqu'ils n'ont pas été l'objet d'un oubli complet.  Il nous a semblé qu'il y avait là une lacune à remplir, une injustice à réparer, et c'est ce que nous avons entrepris de faire.

 «  ... La plupart des grands compositeurs de l'école belge ont vécu à l'étranger . .. Nous les réclamons cependant comme étant des nôtres ... Ce qui est vrai pour les musiciens l'est également pour ceux de nos compatriotes qui se sont illustrés dans les arts du dessin. »

 Fétis partage les artistes belges qui ont vécu à l'étranger en deux catégories. « A la première, dit-il, appartiennent ceux qui ont fait dans les diverses contrées de l'Europe un séjour d'assez longue durée pour y laisser la plus grande partie de leurs oeuvres, mais qui sont revenus mourir sur le sol natal.  Dans la seconde catégorie se placent les artistes qui, sortis jeunes de leur pays, n'y sont jamais rentrés, et dont toute la carrière s'est accomplie à l'étranger. Les historiens de l'art Flamand' ont parlé des premiers; mais les renseignements qu'ils ont fournis sur les travaux exécutés par eux dans les pays où ils avaient établi leur résidence sont inexacts ou incomplets, parce qu'ils ont négligé de puiser aux sources étrangères.  Les artistes appartenant à la seconde catégorie ont été complètement négligés par les annalistes de l'école flamande, qui n'ont pas même cité les noms de plusieurs de ceux dont les notices font partie de ce recueil.  C'est surtout à eux qu'une réparation était due. »

 Fétis fait remarquer très justement que « parmi les maîtres flamands qui ont émigré, il en est qui influèrent sur la direction de l'art dans le pays où ils se sont fixés, et par lesquels se répandirent au dehors quelques-uns des principes fondamentaux de notre école nationale.  D'autres, au contraire, se sont modifiés au contact des écoles étrangères et se sont assimilé, dans une proportion plus ou moins grande, les qualités qui les distinguent. ». C'est cela qui fait l'intérêt de ces études et mérite à l'auteur qui les entreprit les plus sincères éloges.  Ainsi que le disait Henri Hymans sur la tombe de notre vénérable confrères celui-ci « élevait ainsi de ses mains un monument aux grands hommes de sa patrie. Légitimement il avait le droit de dire avec le poète : J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris ».

 La science historique et critique a fait depuis, en effet, quelque progrès. Les Artistes belges à l'étranger de Fétis n'en resteront pas moins utiles à consulter, comme introduction à des travaux plus documentés, sinon définitifs.

 On trouvera, à la fin de cette notice, dans la Bibliographie d'Édouard Fétis, l'indication de ses menus travaux à l'Académie.  Il convient cependant de noter tout particulièrement le rapport que la Classe des beaux-arts le chargea de faire, en 1872, lors de la célébration du centenaire de l'Académie, sur les Travaux de la Classe depuis sa création en 1845, et le discours qu'il prononça en séance publique sur le même sujet.  Ce rapport constitue une histoire détaillée, toute pleine de renseignements précieux, de la Classe des beaux-arts; nul mieux que Fétis n'était capable de le rédiger avec autant de conscience et de précision.

 Plus encore que ses travaux académiques, la collaboration d'Édouard Fétis à l’Indépendance belge a fait connaître son nom au grand public.  On n'a pas souvenance d'une collaboration aussi longue, sans interruption, dans un même journal.  Le premier article de Fétis date de 1836; le dernier partit trois semaines avant sa mort, au mois de janvier 1909.  Dès le début, il assuma dans ce journal la double tâche de critique artistique et de critique musical; il la remplit avec une autorité que lui conféraient naturellement, outre des preuves nombreuses d'érudition et de talent, son origine et sa situation, et qu'il fortifia par une impartialité et une dignité auxquelles il n'est personne qui ne rendit hommage.

 Fétis inaugura dans la presse quotidienne belge la critique approfondie, détaillée, ne se contentant pas de simples impressions fugitives, de reportages hâtifs, mais analysant l'oeuvre avec soin, dans des feuilletons qui étaient, comme ceux des grands journaux français, de véritables études.  Pendant soixante-treize ans, il fut, a-t-on dit sur sa tombe, l'orgueil du journal qui se l'était attaché.  Et celui qui parlait ainsi, M. Roland de Marès, alors rédacteur en chef de l'Indépendance, ajoutait ces réflexions, si justes et à la fois un peu amères et un peu tristes : « Songez à ce que soixante-treize années de critique artistique et musicale représentent d'études consciencieuses et de travail patient; songez à toutes les idées mûries par cette intelligence, à tous les sentiments analysés, à toutes les impressions scrupuleusement notées; songez à ce qu'il y eut de labeur ingrat dans cet effort si merveilleusement soutenu ! ... Labeur ingrat, parce qu'il y a cette vieille formule prétendant que la critique est aisée, qui pèse toujours sur les hommes dont l'existence est consacrée à l'étude du Beau dans toutes ses formes.  Est-il donc aisé de savoir comprendre tous les rêves et tous les élans; de se maintenir au-dessus de toutes les passions qui entraînent les artistes, en dehors de toutes les querelles qui se déchaînent d'école à école; d'être le juge dont nul ne peut suspecter l'impartialité parce que sa parole prépare l'opinion, fait et défait les réputations ?... Il n'est jamais aisé de comprendre tout ce qu'il y a dans un geste humain. et ceux qui savent comprendre sont toujours des êtres d'élite. Le critique peut combattre pour un idéal et pour une formule d'art ; ce qui lui est interdit, c’est l’éloge qui trompe et l'injure qui tue ».

 Labeur surtout, aurait pu dire encore M. De Marès, parce que nul autre n'est exposé comme celui-là aux déboires et aux avanies qui guettent généralement le critique honnête et sincère.  L'inimitié des uns, l'ingratitude des autres, l'injure et la calomnie quelquefois sont la récompense de sa probité et de sa conscience. « Nous vivons, a-t-on écrit à ce propos, dans un pays effroyablement mesquin, où chacun se croit tabou et où l'artiste n'admet pas la plus légère réserve dans les témoignages d'admiration dus à son génie.  Il faut brûler un encens pur devant toutes les idoles et veiller à ce que la fumée n’en soit pas plus épaisse ici que là.  Chacun en veut autant que son voisin.  Malheur au critique qui s'avise d'établir une hiérarchie des talents !  Malheur à qui fait des restrictions !  Il est tout aussitôt accusé de mauvaise foi ou taxé de crétinisme. ».

 Édouard Fétis eut le bonheur de vivre à une époque où l'on avait encore, en Belgique, une conception saine de la critique, « où la presse, s'adressant à un public plus restreint et de culture plus soignée, était la grande semeuse d'idées généreuses » et où les artistes eux mêmes respectaient les jugements de la critique et les considéraient comme des opinions librement exprimées, dignes d'être discutées pour le plus grand bien de l'art.  Ce temps-là est passé.  Les artistes ne considèrent plus guère la critique que comme un instrument de réclame, à leur service.  Fétis ne se serait jamais résigné à admettre ces moeurs ; ses feuilletons analysaient l'oeuvre représentée ou exposée, distribuaient aux artistes et aux interprètes l'éloge ou le blâme, avec une courtoisie qui n'excluait pas la juste sévérité.  Il vint un temps, hélas ! où ces façons parurent quelque peu désuètes, où le feuilletonniste de l'Indépendance lui-même perdit de son prestige, parce qu'il avait gardé la bonne grâce souriante et indulgente, exempte d'hyperboles, de ses premières années, tout en s'abstenant de banales flatteries.  Tant de choses avaient changé ! Les modes, les goûts, les évolutions les plus diverses s'étaient succédés, dans la musique comme dans la peinture.  Comment la vue et l'ouïe du vieux critique de 1836 n'en eussent-elles pas été un peu brouillées ?  Quelle que fût sa bonne volonté, son désir de s'assimiler les méthodes, les colorations et les harmonies nouvelles, il y avait des moments où son front se penchait dans ses deux mains et où il préférait ne pas regarder et ne pas entendre.

 Un jour, le rédacteur en chef de l'Indépendance (c'était alors M. Gérard Barry) le conduisit, dans une exposition, devant les premières toiles que Whistler eût envoyées en Belgique, ses impressionnantes symphonies colorées; M. Gérard Harry admirait et aimait beaucoup le grand peintre américain; craignant que Fétis ne le maltraitât dans son compte rendu du Salon, il cherchait à lui faire partager son admiration... Fétis écrivait, se taisait, faisait la grimace... et ne comprenait pas.  M. Harry le quitta, navré... Or, quand parut le compte rendu, il n'y avait pas un mot de blâme pour Whistler, mais pas un mot d'éloge non plus.  Plutôt que de chagriner son rédacteur en chef, Fétis s'était abstenu d'être sévère; mais sa sincérité n'aurait pu s'abaisser à des louanges qu'il ne pensait pas.

 Cette sincérité fut, dans les dernières années de sa carrière, mise à de cruelles épreuves.  Ce fut d'abord pendant la période wagnérienne, au moment des succès délirants qui saluèrent les drames tétralogiques; le feuilletonniste de l'Indépendance, initié déjà plus ou moins par son père, François Fétis, s'en tira habilement, en considérant ces drames à peu près comme des opéras meyerbeeriens; mais le Pelléas et Mélisande de Debussy le dérouta tout à fait, et l'Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas ne le surprit pas moins... C'est là, d'ailleurs, que se termina sa carrière de critique musical : le compte rendu de cette oeuvre fut justement son dernier article, daté du 4 janvier 1909, suivi seulement de quelques ligues sur la reprise (le Roméo et Juliette, le 7 janvier 1909.  Nous n'aurons garde de partager l'avis de M.  De Marès, disant que « lorsqu'on voudra se faire une idée d'ensemble du mouvement artistique du XIX- siècle dans notre pays, ce sont les feuilletons d'Édouard Fétis qu'il faudra consulter », et que « c'est par eux qu'on se rendra compte comment furent franchies les étapes d'une évolution artistique infiniment complexe et glorieuse »..  En face de cette évolution, Fétis fut un spectateur, nécessairement attentif et bienveillant, mais un peu étranger... Les audaces des peintres et des musiciens, la débâcle du romantisme et de la peinture d'histoire, la victoire du modernisme, l'impressionnisme pictural et musical, tout cela passa devant lui comme un cortège bigarré de figures nouvelles, dont il s'appliquait très consciencieusement à saisir la lettre, sans en pénétrer toujours le sens et l'esprit.  Aux manifestations de l'art nouveau il adaptait ingénument les formules chères à sa jeunesse.

 En 1899, Fétis abandonna la critique d'art à l'Indépendance; il fut remplacé par Charles Tardieu.  Ses quatre-vingts ans, malgré leur robustesse, lui faisaient un devoir de s'épargner les fatigues de longues promenades à travers les Salons.  Mais il n'eut garde d'abandonner, au théâtre de la Monnaie, le fauteuil qu'y occupait depuis trois quarts de siècle le doyen des critiques...

 « Fauteuil d'orchestre n° 207... Chacun connaît par coeur ce fauteuil-là.  Les étrangers même.  Tout de suite, leurs jumelles ou leurs veux nus vont à la longue soie blanche de la tête qui s'en détache, légèrement renversée sur le dossier, dans une attitude d'intense attention, l'oreille s'aidant du revers de la main pour rapprocher les sons et mieux absorber un détail subtil d'orchestration ou quelque client en sourdine...

 ... Point de doute, Fétis est bien le doyen des critiques de la Belgique, - de l'Europe, - du monde.  Les générations de chanteurs et d'auditeurs passent; les oeuvres musicales passent et repassent; chacune retrouve jusqu'à minuit, jusqu'à 1 heure du matin, quand la « première » finit tard, - la même tête abondamment argentée, qui se renverse sur le dossier du fauteuil 207.  Elle était là aux écoutes, vers 1840, lorsque Adam y donnait le Postillon de Lonjumeau; vers 1850, quand y éclatait Zerline ou la Corbeille d'Oranges, d'Auber; elle y est pour la Walkyrie, pour le Rêve, pour Werther : pour Wagner, Bruneau, Massenet, - et plus immuable que le 207 même, car il a subi maint revernissage et changé de velours, le fauteuil ! » .Ce joli croquis, pris sur le vif, est de M. Gérard Harry; la ressemblance est parfaite.  C'est bien sous cet aspect que le souvenir d'Édouard Fétis restera gravé dans la mémoire de toute une génération.  Peut-être même, pour les générations suivantes, deviendra-t-il légendaire.

 Quand il cessa de faire de la critique artistique, on crut qu'il allait se reposer tout à fait.  Ne l'avait-il pas bien mérité ?  L'Indépendance attendait, espérait même, dans l'intérêt de sa santé, qu'il s'y déciderait.  Il semblait qu'il dût souhaiter lui-même de passer à d'autres plumes, plus jeunes, le soin de juger des oeuvres si différentes de celles qu'il avait aimées, des oeuvres qui devaient, sans doute, le faire souffrir parfois et rendre son travail un peu pénible... Mais on hésitait à lui offrir cette retraite qu'il ne réclamait point, de peur de l'inquiéter, de le blesser, de lui faire croire qu'il n'était plus assez jeune . Il se doutait cependant de quelque chose; il avait le sentiment que cette offre on allait la lui faire... Il s'en tourmentait.  Et alors, il eut recours à la plus malicieuse et la plus adroite des tactiques : Il s'en alla trouver le rédacteur en chef de l'Indépendance .

 Je viens, lui dit-il, vous demander un grand service... Je suis victime, à la Bibliothèque royale, d'un tas d'intrigues qui s'ourdissent contre moi dans l'ombre, pour me forcer à donner ma démission de Conservateur en chef et à solliciter rua pension... Il y a là des gens qui voudraient me succéder et qui remuent ciel et terre.  Or, voyez si je suis encore vaillant !  Ce serait une cruelle injustice et une noire ingratitude, après tous les services que j'ai rendus... J'en mourrais... Je vous en prie, défendez-moi !

 Fétis avait l'air très ému.  Sa situation à la Bibliothèque était-elle réellement menacée ?  Il savait bien que non; elle était garantie par de très hautes protections.  Mais c'était une façon ingénieuse d'éloigner de lui la menace, plus réelle, d'un danger qu'il devinait exister pour lui à l'Indépendance.  On le comprit sans peine, et l'on n'insista point.  Fétis garda son sceptre de critique, jusqu'à la fin, en toute sécurité.  Il avait la chance d'appartenir à un journal ayant le respect d’une autorité acquise par de longues années d'expérience.  Ailleurs, on n'aurait pas eu probablement de ces scrupules : on l'eût remercié plus ou moins poliment, ou on lui eût cherché une querelle d'Allemands grossière et méchante; cela s'est vu, en des circonstances notoires, qui ont causé quelque émotion dans la presse bruxelloise, assez lente pourtant à s'alarmer quand il s'agit de se solidariser pour la défense de sa dignité professionnelle.  Le journaliste, en Belgique, est malheureusement exposé à de pareilles aventures.  L'usage veut qu'il engage son avenir sans contrat; sa seule garantie est la parole d'un directeur, la plupart du temps intelligent et de bonne foi, mais, parfois aussi, préoccupé avant tout de gagner de l'argent ou de satisfaire son ambition politique.  Son sort est livré ainsi au jeu du hasard... Le caprice d'un imbécile ou le calcul intéressé d'un malhonnête homme peut, du jour au lendemain, le jeter sur le pavé, s'il n'a pas d'autres ressources ou s'il est trop âgé pour s'en créer de nouvelles.

 L'activité d'Édouard Fétis s'employa aussi dans la surveillance et l'organisation des musées de peinture et de sculpture.  I[ rédigea le catalogue du Musée de Bruxelles et publia diverses notes sur les accroissements de nos collections nationales.

 Membre de la Commission pour la publication des oeuvres des anciens musiciens belges, il écrivit les notices de plusieurs opéras de Grétry, dont cette Commission, sous les auspices du Gouvernement, entreprit, dès 1885, de publier l'oeuvre complète, aujourd'hui à peu près terminée.

 Enfin, il fut, avec Louis Gallait, en 1849, le promoteur de la « Caisse centrale des artiste », fondée dans le but d’assurer une pension aux veuves des artistes associés et, le cas échéant, des secours aux artistes malheureux.  Ce n'est certes point là son moindre titre à notre reconnaissante admiration.

 Dès ses débuts comme écrivain d'art, à Paris, Fétis s'était lié d'amitié avec Louis Gallait.  Cette amitié ne cessa qu'avec la mort.  L'artiste fit de son ami, alors très jeune encore, comme lui, un portrait, que Fétis légua an Musée de Bruxelles, où il est placé.

 On a rappelé, à propos des distinctions honorifiques qu'il reçut en grand nombre, un mot charmant.  Il venait d'être promu au grade de Grand-officier de l'Ordre de Léopold. Comme ses confrères le félicitaient, il répondit en souriant : « Que m'importent ces honneurs!  J'ai été heureux voilà ma vraie récompense. »

 Qui ne l'envierait ? ... Et qui pourrait en dire autant ?

 

Lucien SOLVAY