Ville de Dinant
Août 1914, le témoignage d'Alice Pirlot-Laffut  

Chers Léon et Lucie,

Je commence ma lettre, Dieu seul sait si je l’achèverai, tellement que d’un moment à l’autre on ne sait ce qu’il arrivera.

Ma chère Lucie, je te dirai que samedi nous avons passé une journée terrible enfermé dans notre cave, et croyant sincèrement que notre dernière heure était sonnée. Mais Dieu soit loué, nous sommes encore tous vivants, à moins qu’Eugène que nous n’avons plus eu de nouvelles depuis aujourd’hui 8 jours, il fait difficile en avoir car la molignée ne vient plus à Dinant.
On ne sait plus comme on vit, tant on est dans les transes, on ne sait plus manger, encore moins dormir, on ferme à peine les yeux qu’on se réveille en sursaut, soit qu’on entende tirer des coups de fusils, enfin je ne saurais jamais te dire comme on se trouve.
Vendredi matin, nous avons reçu une lettre d’Eugène, qui nous disait qu’il n’avait encore rien reçu, il demandait si on avait bien fait son adresse, il disait que Florent aille le voir en vélo, qu’il lui porte à manger et du linge pour se changer, car depuis 12 jours qu’il était parti, il avait encore la même chemise et les mêmes chaussettes, nous n’avions garde d’y laisser aller Florent en vélo, Mïen dit qu’il ira, nous apprêtons chemises, chaussettes, essuie-mains, mouchoirs de poche, des tartines, des œufs. Mïen allait prendre du jambon en partant.
Le lendemain samedi, nous allons à la messe à 5 h.1/2 chez les Pères, après la messe Mïen s’en va, arrivé sur le pâtis, on commence à tirer le canon du fort, les obus pleuvent sur le pont à Saint-Médart et tous côtés comme tu comprends il n’a pas été plus loin qu’à Leffe, vers 7 h. il est passé un aéroplane allemand, qui avait été explosé si Bouvignes était bien gardé, malheureusement l’artillerie n’était pas encore arrivée, aussitôt la canonnade a commencé, tu aurais juré que les Allemands tiraient de notre jardin, quand les obus passaient on entendait siffler, cela te faisait vraiment peur, il en est tombé sur le château Delahaut, sur celui de Meez et sur la ferme, qui ont été incendiés, tu ne saurais te faire une idée comme c’était triste de voir ces feux, et personne pour y porter secours.
M. Mossoux qui reste à l’Hôtel de la Tête d’or, a reçu une balle au front en ramassant un blessé, il a été tué net. Narcisse Pirson qui est remarié avec Aline Tamignaux revenait de la poste, il était passé le passage à niveau près de l’institut, il a reçu un obus dans le ventre qui l’a étendu raide mort, on l’a enterré le lendemain avec dix soldats qui avaient été tués à Bouvignes. Sur le château fort, il y avait une masse de cadavres, on a été les arroser de pétrole et y mettre le feu, dans les sapins au-dessus de ta maison, il y en avait beaucoup aussi, on a été les enterrer hier.
Au cours de la canonnade, les Allemands avaient mis leur drapeau au fort, mais l’après-midi quand l’artillerie française est arrivée avec ses canons, le combat a repris de plus belle, nous étions toujours à la cave, l’ennemi a été repoussé et un soldat français, qui était blessé, dit-on, a été arracher le drapeau allemand et remettre le nôtre.
Les trois quarts des gens n’ont pas su aller à la messe samedi, ni dimanche, car vers 10 h. alors que plusieurs personnes étaient en route pour y aller, voilà qu’on commence à tirer avec la mitrailleuse, de suite on n’a plus vu personne sur les chemins, quelle triste chose que la guerre, que Dieu veuille que cela finisse bientôt, car après la guerre qu’aura-t-on encore avec tous ces cadavres d’hommes et de chevaux, on ne sait pas suivre à les enterrer, à Gemmechenne, il y a des granges qui en sont pleines et les champs aussi, cela commence à sentir par ces temps-ci.
Mélie est bien triste qu’elle n’est pas à Soignies, elle voudrait bien y aller, mais comment se mettre en route, on dit que le train ne vient pas plus loin que Falaën. Elles vont coucher tous les jours chez Mme Limal, elle est revenue avant hier voir s’il n’y avait rien chez elle, elle pleurait parce qu’elle n’était pas partie. Mme et Mlle Piret sont très fâchées après, parce qu’elle est restée tout le temps avec Mlle Giot, si elle était venue un peu du jour près d’elles, elles ne seraient pas si fâchées, ont-elles dit. Mme Piret lui a dit : « vous nous avez abandonnées, et bien maintenant, nous vous abandonnons aussi ». Tu vois comme elle se trouve maintenant.
Samedi, quand le canon tonnait, un obus est venu tomber sur la maison d’Antoine Winand (Bouchi), il a failli avoir la jambe emportée, s’il en réchappe, je crois qu’il faudra lui couper la jambe. Chez Victor Piette, un obus a traversé la fenêtre et s’est logé dans le lit de Georges (Pichte). Mardi matin, un allemand passait dans la rue de Leffe, arrive sur le pâtis près de chez M. Jaumotte, un soldat qui était de l’autre côté de l’eau a tiré après, la balle a frappé le mur de chez Dachelet puis elle a ressauté dans la fenêtre d’Eugénie (ma sœur) et tombé sur son lit, elle venant de se lever, qu’en dis-tu ? Depuis lors, ils couchent à la cave et le Dachelet avec. Chez Anciaux Devant-Bouvignes, ils ont bien eu 6 carreaux de cassé samedi (ils couchent à la cave aussi). Chez Maria Blanchart, la façade est trouée plusieurs fois. Chez Hortense Migeotte une balle a traversé la persienne carreau et le mur de la chambre. La nuit de mardi à mercredi, on a tiré plusieurs coups à la mitrailleuse chez Michel, le père de Léon, ils ont eu leur fenêtre percée, la garde-robe de part en part, une robe déchirée puis la balle a de nouveau traversé le mur.
On ne sait plus passer aucun pont, celui de Dinant, il faudrait bien une heure pour le passer tellement il y a des ronces entrelacées (barbelés), le nôtre (la passerelle de Devant-Bouvignes), il faudrait se coucher à plat ventre à terre et encore on aurait difficile, on est venu le miner, le voilà prêt à sauter, si l’ennemi voulait s’avancer dessus.

La passerelle de Devant-Bouvignes


Ma chère Lucie, on ne vit plus, les hommes n’ont pas si peur, mais moi c’est une affaire, le moindre coup de fusil que j’entends, je tremble comme une feuille, si un coup de fusil éclate que je suis à manger, c’est fini, je ne sais plus continuer et penser avec cela qu’Eugène est au péril aussi, sans argent peut être, c’est ce qui me fait le plus mal, voilà que nous avons envoyé 14 F et une fois 20 et dire qu’il n’a rien reçu, je lui ai écrit hier, mais je n’ai plus rien mis, puisqu’il ne reçoit rien.
Ma chère Lucie, je t’ai fait une longue lettre, espérons que tu la recevras et que ce n’est pas la dernière, mais si c’est pour mourir, je voudrais mourir d’un seul coup et ne pas subir les atrocités qu’ils font subir à beaucoup, il y en a pleins Loyers, Awagne, Gemmechenne et tous les villages environnants.
Enfin ma chère Lucie, à la volonté de Dieu, rien n’arrive sans sa permission en attendant, fais bien prier tes petites pour nous tous, et recevez tous les quatre nos meilleurs embrassements.
Votre amie bien désolée,
Alice.


Ma chère Lucie, j’oubliais de te dire que samedi, j’étais si serrée, je croyais toujours voir les Allemands descendre notre jardin, j’ai pris les lettres et les cartes d’Eugène, pensant bien que c’était peut-être les dernières que nous recevions de lui, je les ai brûlées toutes, comme il parlait d’Allemands, il me semblait qu’ils nous auraient encore fait souffrir plus. J’ai bien pleuré en les brûlant, et pleure encore en te l’écrivant, je n’ai gardé que les deux enveloppes, encore une fois, il faut nous résigner à la volonté de Dieu, André et Florent sont de la Croix Rouge, ils vont ramasser et soigner les blessés, on en a enterré deux dans le caveau des Pères, pour les reprendre après la guerre ; un de 19 ans et un autre de 30 ans, un avocat. Celui de 19 ans, c’est le fils du maire de Roubaix.

 

Lettre inédite de Mme Alice Pirlot-Laffut datée à Devant - Bouvignes du 21 août 1914 et adressée à M. et Mme Marchal - Servais à Soignies. Coll. M. Baeken à Dinant. Transcription conforme à l’original. Publiée dans la revue Les Echos de Crèvecœur, n°17, août 2004.